Le piège de la décarbonation à marche forcée

Dominique Finon
Le Monde Dimanche 6 et Lundi 7 décembre 2020

L’impossibilité matérielle d’atteindre l’objectif de réduction rapide des émissions fixé par les institutions de l’UE aura des « conséquences sociales et industrielles désastreuses », selon le spécialiste de l’énergie et du climat

Dans l’atmosphère particulière créée par la crise sanitaire qui justifie toutes les mobilisations, notamment économiques, l’enjeu climatique s’est glissé subrepticement. Alors que l’objectif de réduction des émissions de carbone à 2030 par rapport à 1990 n’était encore que de 40 % en 2019, le Conseil européen du 17 septembre l’a poussé à 55 % et le Parlement européen a voté, le 7 octobre, une résolution visant à le porter à 60 %… Le tout légitimé par l’objectif de « neutralité carbone » en 2050 adopté fin 2018, qui prête lieu à tous les excès quand il est pris au pied de la lettre. On comprend l’intérêt de définir un tel objectif symbolique pour se donner un cap, montrer un engagement climatique fort et affirmer la volonté de prendre le leadership mondial dans la lutte contre le réchauffement. Il ne s’agit pas que de symboles, car la Commission l’a inscrit dans la législation européenne comme objectif contraignant, le transformant en levier des surenchères politiques et technologiques possibles sur le moyen terme.

Déni des réalités

Or l’objectif de 40 % était déjà difficile à atteindre, car il impose de réduire en dix ans les émissions de 24 % environ, soit l’équivalent de la réduction de 23 % obtenue… en trente ans entre 1990 et 2020, à la faveur de l’effondrement des infrastructures industrielles très émettrices des ex-pays communistes d’Europe centrale ! La Commission et la classe politique européenne, dans le déni des réalités technologiques, économiques et sociales, veulent donc obliger les Etats membres à se lancer dans la décarbonation à marche forcée dans une course improbable, sous la pression d’un objectif juridiquement contraignant : il s’agit de réduire. Les réalités ne pèsent pas lourd pour les politiciens verts et de gauche, pour qui il ne s’agit que de jouer avec des chiffres, mais aussi, ce qui est plus problématique, pour la très technocratique Commission européenne. Il est symptomatique qu’aucune analyse réaliste n’ait été débattue sur les moyens d’accélérer cette réduction.

En admettant une seconde que ce soit faisable, de nombreux travaux d’économistes montrent déjà que les dépenses sont beaucoup plus importantes pour atteindre un objectif de réduction à une échéance rapprochée (d’ici à dix ans) qu’à plus long terme. Une trajectoire plus douce permet de donner plus de temps pour l’apprentissage des nouvelles techniques, pour accompagner leur changement d’échelle et pour remplacer les infrastructures technologiques et de transport. Un objectif de réduction rapide et trop ambitieux légitime le recours sans frein et coûteux aux réglementations, aux normes et aux subventions, avec le risque permanent de manipulation par divers lobbies, voire par certains Etats membres influents, comme c’est le cas actuellement avec les gaz verts et les plans hydrogène, « poudre aux yeux » figurant en bonne place dans les plans de relance. A ceci s’ajoute l’affectation de très importants investissements à des opportunités peu rentables en termes de coût par tonne de carbone évitée.

L’expérience des efforts climatiques de ces dernières décennies montre qu’il est difficile de réduire l’intensité carbone du PIB (c’est-à-dire le niveau d’émissions par unité de richesse), notamment en matière d’efficacité énergétique dans la rénovation thermique ou de promotion à tout prix des énergies électriques renouvelables dispersées et intermittentes, comme en Allemagne, pays pourtant le plus avancé. Aucune rupture technologique majeure viable ne semble pouvoir apparaître dans les dix prochaines années pour effacer rapidement le paradigme énergétique fossile dans les transports et les industries de transformation et, pour les pays refusant le nucléaire, dans la production électrique.

Un régime d’illibéralisme vert

Il faudrait pour y parvenir non seulement des changements rapides des techniques et des modes de mobilité à grande échelle, mais aussi une évolution majeure des modes de vie : il faudrait un ensemble de mesures de « confinement climatique », pour reprendre l’expression lumineuse de l’économiste Mariana Mazzucato (Le Monde du 14 octobre). Un ensemble qui inclurait la dissuasion de l’usage des véhicules individuels, l’arrêt de l’alimentation en viande rouge, les entraves au tourisme de masse, l’interdiction de la mobilité aérienne de loisirs, etc. Dit autrement, il faudrait mettre en place dans chaque État membre des moyens de coercition sur les industries, les services et les populations pour atteindre cet objectif contraignant de 55-60 %, avec des taxes environnementales très élevées, des interdictions diverses assorties de pénalités de plus en plus lourdes, des limitations de consommation de biens par pénurie planifiée, des subventions dispendieuses aux projets d’énergies renouvelables thermiques, électriques et gazières financées par les consommateurs et les contribuables. Un régime d’illibéralisme vert… Et ce n’est pas tout. Si l’on veut poursuivre d’ici à 2030 la réduction de l’intensité carbone du PIB européen observée entre 2010 et 2019, années de crise économique, il faudrait une décroissance du PIB de 27 % à 33 % : il faudrait ainsi combiner innovations et investissements technologiques avec… une politique de décroissance.

De telles évolutions politiques sont possibles mais peu probables. On peut surtout s’attendre à des manifestations de découragement et de résignation devant l’impossibilité d’atteindre un objectif aussi velléitaire, mais surtout à des jacqueries de gilets de toutes les couleurs. Les conséquences sociales et industrielles désastreuses de la poursuite de cet objectif devraient motiver sa remise en question par la majorité des gouvernements, pour ramener au moins la Commission européenne à la raison. On ne peut attendre des conflits entre la Commission et les Etats membres autour des sanctions encourues pour non-respect de l’objectif, avant de révéler son incongruité. L’objectif symbolique de neutralité carbone en 2050 ne doit pas se transformer en une servitude écologique insupportable qui justifie tout et n’importe quoi.

Dominique Finon est directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l’énergie et du climat.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.